Une personne sur cinq fera l’expérience de la dépression au cours de sa vie, selon les chiffres de l’OMS. De cette statistique impressionnante résulte un grand nombre de récits personnels de cette épreuve dans des essais, romans, témoignages, bandes-dessinées etc. Parce que la lecture de ces œuvres peut aider à se sentir moins seul.e, à comprendre ce qu’est la dépression et à trouver des clés pour aller mieux, ComPaRe Dépression vous présente régulièrement un ouvrage que nous avons aimé.
« Écrire le livre que j’aurais aimé lire lorsque ma vie en dépendait. »
Un quinze août à Paris. Histoire d’une dépression, de Céline Curiol, 2016
Le 15 août à Paris, les rues sont vides, la chaleur se fait pesante, la torpeur paralyse la ville. Alors que la plupart des habitants sont partis en congés, c’est sa propre existence que Céline Curiol sent lui échapper ; c’est en elle que cet engourdissement s’infiltre et se répand. Impossible de mieux dire : elle est « en vacance, aussi, autrement. »
La dépression peut-elle se raconter ? Est-il possible de mettre en récit ce qui justement ne se lie/lit plus, fait obstacle à la logique et à l’interprétation ? C’est précisément ce défi que relève l’autrice dans cette « histoire d’une dépression » : retisser la trame du trauma, « rebâtir une assise » grâce aux mots, les siens et ceux des autres, après l’épisode de dépression sévère qu’elle a traversé à l’été 2009. Dans cette ambitieuse entreprise, une double volonté l’anime : comprendre la maladie et contribuer à ce qu’elle n’inspire plus la crainte ni la pitié.
Car comprendre, c’est accepter, mais aussi combattre. Commencer par nommer l’ennemi pour l’affronter, trouver « un nom pour ça » (titre du premier chapitre), et par là appréhender ce qui paraît insaisissable, circonscrire ce qui « débordait de toutes parts ». Pour domestiquer cette hydre, Céline Curiol l’enserre dans un texte hybride qui entrelace son récit personnel à des témoignages, citations, concepts et notions patiemment expliqués, représentations symboliques minutieusement décryptées, empruntant aux domaines les plus divers (sciences, art, littérature). L’œuvre foisonnante investit chaque parcelle de connaissance susceptible de donner sens et profondeur à l’expérience pathologique vécue.
Ainsi sont disséqués et éclairés les altérations et dysfonctionnements d’un corps et d’un esprit déprimés. « [C]ette femme dont le corps marchait à côté de la tête et la pensée boursouflée traînait un cœur boiteux » s’ausculte sans concession, pointant les multiples biais que la dépression institue dans son rapport à soi, à autrui et au monde. Cette clairvoyance, elle ne l’a acquise que dans le lieu sûr d’où elle nous parle, celui de la rémission (guérison ?). Et elle nous en montre le chemin, certes long et erratique – en « dents de scie » et « mouvement de balancier » -, mais engendrant un être au monde plus attentif, plus lucide, plus vibrant. « Renaître ! »
Le courage de ce « coming out » pathologique, Céline Curiol le puise dans son profond désir de changer le regard sur la dépression, de balayer les idées reçues et incompréhensions qui masquent la véritable nature de cette « maladie complète et complexe », et ainsi de permettre la reconsidération, à tous les sens du terme, de ceux qui en souffrent. « De la dépression, personne ne se sort seul. » Par la déconstruction de certains clichés participant à la stigmatisation de la maladie, de même que par l’insistance sur le rôle essentiel de l’intégration dans un groupe social et de l’échange d’expérience entre pairs, le texte s’attache à retisser le lien dissous entre malades et bien portants, indispensable au rétablissement.
Pari réussi pour l’écrivaine, qui nous propose avec ce livre un précieux vade-mecum pour celui ou celle qui traverse ou a arpenté les contrées de la dépression, tout autant qu’une utile boussole pour les autres, proches ou société, trop souvent décontenancés ou impuissants face à ce territoire inconnu et supposément hostile.
Entretien avec Céline Curiol, autrice
ComPaRe : Votre texte foisonne de références, d’images, d’explications sur cette maladie que vous avez traversée. Vous dites avoir écrit le livre que vous auriez aimé lire à ce moment-là. Comprendre permet-il selon vous de mieux supporter ? Connaître est-il un moyen de maîtriser ?
ComPaRe : Au cœur de la crise, lire comme écrire vous était devenu impossible. La lecture et l’écriture peuvent-elles néanmoins rassasier notre « besoin de consolation » ? Quel rôle ont-elles joué dans votre reconstruction ?
ComPaRe : Vous insistez sur les clichés erronés et la stigmatisation sociale associés à la dépression, avez-vous remarqué une évolution depuis que vous avez publié ce livre en 2015 ? Est-ce un ouvrage dont on vous parle souvent en public ?
Aujourd’hui, je pense que l’on parle davantage de la dépression – grâce à des initiatives comme Compare Depression notamment. Les gens ont peut-être plus de facilité à « avouer » cette expérience, mais cela dépend tout de même des milieux. Il faudrait regarder les études à ce sujet, car ce que je peux en dire serait trop subjectif. Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est qu’il y a de plus en plus de jeunes qui sont concernés. Je reçois encore des messages de personnes qui ont lu « Un Quinze Août à Paris » ou qui ont vu la conférence TedX que j’ai consacrée au sujet. Parmi eux, il y a pas mal de jeunes qui s’interrogent sur l’avenir, sur leur avenir — ce qui fut aussi le point de départ de l’écriture d’un autre de mes livres, « Prendre la tangente », qui est parti d’un message reçu d’un étudiant en école de commerce en dépression, et qui m’a amenée à m’intéresser au problème de l’orientation professionnelle dans un monde dont on dit qu’il va à sa perte. Mais il est vrai que l’on continue régulièrement de me parler de « Un Quinze août à Paris ». J’ai constaté que les gens que je rencontre dans les festivals, les lectures, les salons, ont toutes et tous une expérience de la dépression, soit parce qu’elle la a touchés, soit parce qu’ils connaissant quelqu’un – parent ou ami – qui en souffre. Et souvent, ils demeurent assez démunis face à ce qu’ils doivent faire.