Une personne sur cinq fera l’expérience de la dépression au cours de sa vie, selon les chiffres de l’OMS. De cette statistique impressionnante résulte un grand nombre de récits personnels de cette épreuve dans des essais, romans, témoignages, bandes-dessinées etc. Parce que la lecture de ces œuvres peut aider à se sentir moins seul.e, à comprendre ce qu’est la dépression et à trouver des clés pour aller mieux, ComPaRe Dépression vous présente régulièrement un ouvrage que nous avons aimé.
« [J’]éprouvais dans mon esprit une sensation proche, bien qu’indiciblement différente, de l’authentique douleur. »
Face aux ténèbres : Chronique d’une folie, William Styron, 1990
Il en est de la dépression en littérature comme de toute autre expérience existentielle (l’amour, la guerre, la mort, etc.) : elle a ses classiques. Le court opus du romancier américain à succès William Styron, auteur du Choix de Sophie, fait partie de ceux-ci. Frappé tardivement par une dépression unipolaire, à l’âge de l’accomplissement personnel et de la reconnaissance institutionnelle, il en retrace courageusement et méticuleusement l’histoire, de l’émergence d’abord souterraine et difficilement discernable des premiers symptômes jusqu’au point culminant de la tentation suicidaire.
Pleinement conscient de la grande variabilité de la dépression, des multiples formes et évolutions qu’elle peut connaître selon le sujet, l’écrivain ne prétend pas tenir ici un discours universel sur la maladie, mais bien la « chronique d’une folie », le récit d’une expérience subjective et singulière, propre néanmoins à fournir une chambre d’écho à l’expérience d’autrui ou à interpeler ceux que la maladie a épargnés. Décrivant « l’érosion quotidienne et rythmée de [s]on moral – angoisse, agitation, craintes diffuses », jusqu’au point où son cerveau devient « moins un organe de la pensée qu’un simple instrument qui, au fil des minutes, enregistr[e] les variations d’intensité de sa propre souffrance », Styron nous offre de passionnants développements sur la douleur psychique et sa nature si particulière, cette « désespérance au-delà de la désespérance ». La convocation d’un certain nombre de ses compagnons de postérité et d’infortune (Albert Camus, Romain Gary, Primo Levi, entre autres) l’amène également à interroger avec finesse la question du geste suicidaire, sur le plan pathologique comme philosophique.
William Styron s’affronte surtout au caractère d’inconnaissable et d’inexprimable de cette maladie, qui reste enveloppée d’un voile de mystère impénétrable, malgré les avancées continues de la psychiatrie. Longtemps restée aux marges de la curiosité scientifique de l’écrivain, qui se définit lui-même comme « autodidacte en matière de médecine », comme si la dépression ne pouvait être véritablement objet de savoir, cette dernière devient le sujet de prédilection de ses nombreuses lectures, tant profanes que spécialisées, dont il nous fait profiter. Dans ces pages où le récit intime se fait essai, la dépression est explorée comme une pathologie à part entière, comparable au diabète ou au cancer, résultat d’un dysfonctionnement biochimique, avec son étiologie complexe et ses thérapeutiques tâtonnantes.
Au-delà de la connaissance, la possibilité de dire et de représenter, et donc de comprendre et partager l’expérience de cette maladie insaisissable se trouve au cœur du projet de l’écrivain. Le titre original, Darkness visible exprime bien cet effort de rendre visible les ténèbres, de donner accès à l’inimaginable, d’exprimer l’incommunicable. Car ce caractère tant ineffable qu’inconcevable de la souffrance de la dépression explique l’ignorance répandue qui l’accompagne, et la relative indifférence qui en découle. Cette dernière n’est pas le fruit d’un manque de compassion, insiste Styron, mais bien celui de « l’incapacité fondamentale où se trouvent les gens bien portants de se représenter une forme de tourment totalement étrangère à l’expérience quotidienne. » Aussi s’insurge-t-il contre le terme même de « dépression », « un mot parfaitement invertébré pour qualifier une maladie d’une telle gravité », « empêchant, en raison de son insipidité même, une prise de conscience généralisée de l’intensité atroce de la maladie dès lors qu’elle se déchaîne. » En attendant, l’invention d’un terme « plus juste et plus vigoureux », il revendique jusque dans son titre l’usage du terme « folie » pour la radicalité et la rudesse qu’il charrie (« Que jamais pourtant il ne soit mis en doute que la dépression, dans sa forme extrême, est folie. »).
Par le récit de son expérience, et les différentes analyses qu’il en a tirées, Styron espère pouvoir briser pour d’autres malades le tabou du secret et de la honte, et contribuer à « déverrouiller un placard d’où, nombreux, des êtres aspir[ent] à s’échapper pour proclamer qu’ils [ont] eux aussi, éprouvé ce que j’[ai] décrit. » Quant à ceux qui errent encore dans les ténèbres, son texte lumineux peut leur faire office de phare. Certes, Styron rappelle que le traitement de la dépression est délicat et qu’il n’existe aucun remède miracle à court terme, néanmoins, son parcours est bien celui d’une guérison, après une prise en charge à l’hôpital dont il salue « [l]a capacité immédiate à opérer comme un sanctuaire où l’esprit est à même de retrouver la paix. » Si l’écrivain n’occulte pas la récidive fréquente de la maladie, condamnant le déprimé à une destinée sisyphéenne, il insiste surtout avec force sur la nécessité – pour l’entourage notamment, dont le rôle est salué comme indispensable et le dévouement célébré – de persuader le malade de son rétablissement certain. Aussi le texte se clôt-il sur cette « vérité », qu’il ne faut cesser de marteler :
« les hommes et les femmes qui ont surmonté la maladie – ils sont légion – portent témoignage de ce qui est sans doute son unique côté rédempteur : il est possible de la vaincre. »