Une personne sur cinq fera l’expérience de la dépression au cours de sa vie, selon les chiffres de l’OMS. De cette statistique impressionnante résulte un grand nombre de récits personnels de cette épreuve dans des essais, romans, témoignages, bandes-dessinées etc. Parce que la lecture de ces œuvres peut aider à se sentir moins seul.e, à comprendre ce qu’est la dépression et à trouver des clés pour aller mieux, ComPaRe Dépression vous présente régulièrement un ouvrage que nous avons aimé.

Peut-on être le matinalier le plus écouté de France et ne plus voir le soleil se lever durant près de dix ans ? La « nuit » traversée par le journaliste de France Inter aux cinq millions d’auditeurs, ce sont les ténèbres de la dépression, mais aussi la condition obscure à laquelle il s’est cantonné tant d’années, à l’image de millions de malades[1] que la mécompréhension des troubles mentaux et la stigmatisation sociale obligent à rester dans l’ombre.
Nicolas Demorand a décidé de briser le silence pour braquer enfin les projecteurs sur eux. « Je suis malade mental. » : coming out fracassant qui ouvre son témoignage. Tout à la fois confession, confidence et constat objectif, cette phrase martelée tout au long du premier chapitre est aussi revendication existentielle qui se refuse à être réduction essentialiste. Il est temps de lever le voile sur la bipolarité dont il souffre et de faire voler en éclats la honte de se voir irrémédiablement réduit à ce mal singulier qui le ronge. Pourtant, la maladie – le journaliste y insiste – est une part de son identité, en tant qu’elle colore sa personnalité et façonne son histoire de vie. Être forcé de la cacher, c’est donc ajouter de l’aliénation à l’aliénation. « Raser les murs », « donner le change », « faire bonne figure », voilà la double peine du bipolaire.
Car le constat est sans appel : « je suis malade mental dans un monde qui ne sait pas ce qu’est la maladie mentale. » Ou plutôt qui refuse de la considérer comme une maladie à proprement parler, par méconnaissance, par peur, à cause de ce « nuage de mépris, de déni et de morale » qui flotte irrémédiablement autour d’elle. Ne croit-on pas que ce que l’on voit ? La maladie physique, elle, est concrète, saisissable : les malades sont sans hésitation à plaindre ou à célébrer pour leur courage. Mais la maladie mentale, ne serait-ce pas un petit peu « dans la tête » justement ? « La cruauté des maladies mentales, c’est qu’elles sont pour la plupart invisibles. » La peine est donc en réalité triple : après la maladie et la honte, la culpabilité. « Je suis un malade mental et ce que me renvoie la société, c’est que je ne le suis pas, ou que je l’ai choisi – bref, qu’il tient à moi de ne pas l’être. »
Si Demorand prend la plume, c’est que la première vague n’a pas suffi : ces dernières années, les psychiatres et les épidémiologistes ont mis en avant des statistiques impressionnantes sur la dégradation de la santé mentale des Français, tiré la sonnette d’alarme sur l’état de l’institution psychiatrique, promu la sensibilisation et la déstigmatisation au point d’amener le politique à faire de la santé mentale une grande cause nationale. Mais tout ceci ne permet pas « à la masse de douleur de s’exprimer », à faire changer le regard social sur la maladie mentale, à la rendre accessible à l’empathie cognitive et émotionnelle de chacun. Au tour donc à présent des malades de prendre la parole et de raconter leur histoire. Nicolas Demorand, du fait de sa notoriété et de la portée de sa voix, accepte la charge d’être l’un des premiers, et s’il le fait « en tremblant », c’est non pas pour que la honte et la peur changent de camp, mais afin qu’elles disparaissent pour toutes celles et ceux qui souffrent des mêmes troubles que lui. Le soldat Demorand consent à aller au front pour « mettre ‘fin au tabou’ d’un problème de santé publique ».
Si Intérieur nuit prend parfois l’allure d’un tract politique ou d’un acte de foi militant, il est aussi le témoignage intime, sincère et émouvant d’un homme souffrant, qui mesure le fossé le séparant de ceux qui n’ont « rien qui les empêche d’écrire le récit d’une vie douée de sens. » L’écrivain aborde avec courage les oscillations incessantes sur fond noir de son humeur, un yo-yo infini où c’est toujours l’abîme qui gagne. Il livre sans fard tout ce qui lui paraissait à l’époque la plus humiliante des réalités : les visites chez le psychiatre, les traitements de cheval, jusqu’à la tentative de suicide et l’hospitalisation à Sainte-Anne. Et pointe avec finesse l’ironie tragique de cette maladie : comme le résume si bien le peintre Gérard Garouste, lui-même bipolaire, pour le malade, « être heureux est dangereux[2] ». L’éclaircie étant bien souvent annonciatrice de gros temps à venir, il s’agit de se tenir sur le fil, dans un fragile clair-obscur.
Nourri de son expérience de l’errance diagnostique et thérapeutique, lot commun de la quasi-totalité des bipolaires, le livre de Nicolas Demorand a en outre par endroits des accents de manuel d’auto-défense à l’usage du malade « baladé » de praticien en praticien, de molécule en molécule, avec une seule constante : la persistance du mal-être. C’est un véritable appel à l’empowerment du patient que lance le journaliste : oser solliciter son médecin, l’interroger pour comprendre sa maladie et son traitement, signaler les impasses thérapeutiques, devenir acteur de son rétablissement en somme. Il n’est, certes, pas tendre avec la plupart des psychiatres et (peut-être encore plus) des psychanalystes, dont il a poussé durant des années la porte des divers cabinets, leur reprochant un manque de modestie face à la maladie et de prise en compte de l’état (tragiquement stationnaire) du patient. Mais il n’en exprime pas moins toute sa gratitude envers ceux qui ont enfin su appréhender ce dont il souffrait et qui ne lui ont rien de moins que sauver la vie. La psychiatrie, affirme-t-il au bout du compte, « peut effrayer de prime abord, c’est pourtant à cette porte qu’il faut frapper. »
Car l’on retient également de son parcours que l’on peut avoir souffert de dépression chronique dix ans durant, s’être heurté à de multiplies échecs thérapeutiques, et pourtant se rétablir. Il n’y a pas de fatalité à la maladie mentale. C’est pourquoi celui dont la condition le rend sensible aux moindres « signes invisibles, en réalité cachés, de la souffrance psychique » endosse volontiers auprès de ceux qui croisent son chemin le rôle de missionnaire de la psychiatrie, d’évangéliste de la thérapie et de « pharmacien du dimanche », au service d’autres tragédies que la sienne. L’homme de radio a par ailleurs la décence et l’intelligence de ne pas ériger son cas en modèle : il n’est pas question d’héroïser le malade qui réussit à maintenir une vie sociale et professionnelle, ou de culpabiliser celui qui n’y parvient pas (faute de ressources intérieures mais aussi, et peut-être surtout, extérieures). « Accordez-nous la banalité », celle des bien-portants ou des autres malades chroniques, tel est le modeste vœu formulé.
En lançant ce #metoo de la maladie mentale, Nicolas Demorand fait doublement œuvre salvatrice : il ouvre les yeux de la société face à son aveuglement – volontaire ou non – sur la maladie mentale, et il autorise – encourage même – « l’amicale des malades mentaux », qui « a appris à se la fermer », à enfin l’ouvrir ! Il était grand temps que la maladie mentale sorte du placard où elle patientait, non comme un spectre effrayant, mais comme une réalité qui nous concerne toutes et tous, et qu’il nous faut, en tant que société, regarder en face.




