Une personne sur cinq fera l’expérience de la dépression au cours de sa vie, selon les chiffres de l’OMS. De cette statistique impressionnante résulte un grand nombre de récits personnels de cette épreuve dans des essais, romans, témoignages, bandes-dessinées etc. Parce que la lecture de ces œuvres peut aider à se sentir moins seul.e, à comprendre ce qu’est la dépression et à trouver des clés pour aller mieux, ComPaRe Dépression vous présente régulièrement un ouvrage que nous avons aimé.
« [I]l dit ce que c’est que […] d’être pour soi-même une terre fourmillante et désertée, de ne trouver à l’intérieur de soi que l’enfer des êtres extérieurs à soi, il dit, pire que la douleur, que l’éternel enfer l’explosion de son véritable moi. »
Personne, Gwenaëlle Aubry, Mercure de France, 2009
Il y a foule, dans ce roman intitulé Personne. C’est que persona, en latin, signifie le masque. Le masque – ou plutôt les masques – dont il est question dans ce texte aussi subtile que bouleversant, ce sont ceux que n’a cessé d’arborer le père de la romancière et philosophe Gwenaëlle Aubry, avocat, universitaire de renom, et diagnostiqué bipolaire.
« Pas plus que lui, je ne sais qui il était. »
De ce vertigineux constat naît une œuvre caméléon, merveilleusement bien écrite dans une langue à la fois limpide et poétique. De A comme Artaud à Z comme Zellig, l’autrice y fait défiler sous forme d’abécédaire l’ensemble des personnages hétéroclites (James Bond, Clown, Flic, Illuminé, etc.) que ce père disparu a incarnés sans jamais coïncider avec aucun.
À travers ce portait kaléidoscopique « en vingt-six autres et au moi échappé », on plonge dans la béance existentielle de ce grand mélancolique : l’impossibilité de coïncider avec soi-même quand on est habité par une foule intérieure.
N’est-ce pas là, comme l’explique la romancière, une manifestation extrême de ce qui est le propre de l’humaine condition ? « Je », s’il n’est autre, n’est en tout cas pas seulement moi.
Cette polyphonie se réverbère dans la partition à deux voix que déploie le texte. Car François-Xavier Aubry a laissé à sa mort un manuscrit autobiographique intitulé Le Mouton noir mélancolique, assorti de ces mots opaque et impérieux : « À romancer ». Celle qu’il appelait tendrement « [s]a romancière » s’empare avec courage et virtuosité de cette injonction spectrale, enserrant des éclats de ce manuscrit dans son récit, entremêlant les mots de son père aux siens et redonnant vie sans la trahir à cette parole dont le roman se veut la chambre d’échos. Car Gwenaëlle Aubry ne prétend pas parler à la place des morts, pour ou au nom de son père.
« Il m’accompagne, je le tiens par la main, j’entrelace ses mots aux miens, écrivant je lui prête mon souffle, je lui rends sa forme, à travers ce livre je le retiens, je l’ancre sur ma rive. »
Ce dialogue des points de vue, qui permet d’embrasser l’avers et le revers d’une même réalité, nous offre une représentation oblique mais saisissante de la mélancolie bipolaire. Ce « spectre dérangeant », comme le père de l’autrice désignait sa propre maladie, le conduit, et le lecteur à sa suite, au bord des enfers du moi, où la tentation du précipice se fait douloureusement sentir.
Mais les éclaircies, aussi rares que précieuses, percent de temps à autre, et subsiste un bonheur inaliénable, celui d’être père. Même si la maladie – et la stigmatisation qui l’accompagne – n’épargne ni la vie familiale, ni la vie sociale, transformant l’éminent professeur d’université en un clochard céleste, l’homme de loi en un « out of laws ».
« Je sais ce qu’il avait perdu, ses meubles, son appartement, son métier, cette identité sociale à laquelle il tenait tant, et les proches qui fuyaient. »
Pas tous, néanmoins, et ce qui se lit entre les lignes, c’est aussi l’indispensable mais difficile place des proches face à la maladie mentale. Comment exister quand on est la fille de personne ? Comment se construire à l’ombre de la mélancolie paternelle, à la fois abîme et richesse infinie ? Comment, enfin et peut-être surtout, accompagner au mieux celui qui souffre, sans basculer soi-même ?
« [J]e lui ai demandé pardon, du fond du cœur pardon, pardon une dernière fois d’avoir porté sa peine au lieu de l’alléger, d’en avoir souffert plutôt que de l’aimer, pardon d’avoir tant cherché à le consoler de lui. »