Une personne sur cinq fera l’expérience de la dépression au cours de sa vie, selon les chiffres de l’OMS. De cette statistique impressionnante résulte un grand nombre de récits personnels de cette épreuve dans des essais, romans, témoignages, bandes-dessinées etc. Parce que la lecture de ces œuvres peut aider à se sentir moins seul.e, à comprendre ce qu’est la dépression et à trouver des clés pour aller mieux, ComPaRe Dépression vous présente régulièrement un ouvrage que nous avons aimé.
« Je me sentais très calme, très vide, comme doit se sentir l’œil d’une tornade qui se déplace tristement au milieu du chaos généralisé. »
La Cloche de détresse, Sylvia Plath,1963 [1]
C’est un roman, le premier et l’unique publié sous pseudonyme par une poétesse reconnue en janvier 1963. Mais c’est aussi un témoignage limpide et poignant, l’exploration littéraire d’une angoisse de vivre, celle-là même qui dévora son autrice tout au long de sa courte existence. Devenu livre culte du panthéon littéraire anglo-saxon, le texte de Sylvia Plath nous attache aux pas de la jeune Esther Greenwood, dans un moment de bascule où sa sensibilité exacerbée et son esprit désemparé se brisent contre les normes et les attentes de la société américaine des années 50, celle du maccarthysme et d’un american way of life conventionnel et corseté.
La faille se fait jour lors d’un été new-yorkais « étrange et étouffant ». Esther, étudiante boursière originaire d’une banlieue résidentielle de Boston, est lauréate d’un concours de poésie organisé par un célèbre magazine de mode, qui lui offre un stage prestigieux et lui ouvre les portes du microcosme mondain de Manhattan. Seulement, la jeune fille sensible et brillante, passionnée de lettres et bûcheuse invétérée, ne peut que constater l’écart croissant qui se creuse entre sa situation envieuse et son état d’abattement et de déprise. « Je me rendais bien compte que cet été quelque chose ne collait pas en moi » Un voile de mélancolie et d’amertume recouvre peu à peu toute chose, étouffant ses désirs et ses ambitions, et la laissant avec un cruel sentiment d’inanité.
« Le problème était que cela faisait longtemps que je ne servais à rien, et le pire, que ce n’était que maintenant que je m’en rendais compte. »
Le retour en Nouvelle-Angleterre et la perspective d’un été morne et sans perspective vont entrer en résonance avec le vide intérieur grandissant de la jeune femme. La faille devient gouffre et finit par tout engloutir. Ce naufrage psychique est retracé dans un texte éminemment expressif et poétique, qui nous fait adhérer à la subjectivité de la narratrice, dont on suit au plus près l’évolution de l’état mental et la déformation progressive de la perception du monde. Alors qu’une douleur mentale féroce l’envahit « en plus de tout ce que ses griffes avaient pu saisir, elle m’avait aussi arraché l’âme » la tentation obsédante du suicide s’impose comme une litanie. Nulle autre échappatoire que cet irrépressible instinct de mort pour celle qui se retrouve confinée dans l’« air vicié » de la cloche de verre [1] de la détresse, derrière la paroi isolante du désespoir, à la fois dans et hors du monde, parmi les autres et irrémédiablement séparée d’eux.
Cette description clinique d’une dépression vécue de l’intérieur a également la vertu de nous interroger sur la dimension existentielle et sociale du malaise psychique. Car le texte saisit son héroïne dans ce moment de fragilité et d’incertitude qu’est le passage de l’enfance à l’âge adulte, où l’avenir peine à se dessiner face à l’infinité des possibles : « Je me voyais assise sur la fourche d’un figuier, mourant de faim, simplement parce que je n’arrivais pas à choisir quelle figue j’allais manger. » La « névrose » d’Esther est bien de vouloir « tout être à la fois », ou plutôt, corrige-t-elle mais n’est-ce pas la même chose ? « être poète ».
Or Sylvia Plath et son double de papier posent un regard sans concession sur leur société, qui n’est pas seulement le décor mais aussi le ferment de la maladie. Le trouble et le malaise mental sont accentués, nous suggère le roman, par les injonctions d’une société parfois maltraitante, notamment envers les femmes. Écartelée entre sa vocation littéraire et le modèle féminin que lui impose son époque, Esther est torturée par l’angoisse essentielle de son autrice au même âge : « Ce qui m’horrifie le plus, c’est l’idée de dépendre totalement d’un homme. » Le sentiment d’enfermement suffocant face à un horizon bouché n’est pas uniquement celui d’une malade déprimée, mais aussi celui d’une jeune fille émancipée, entravée par les normes sociales d’une société encore largement patriarcale.
Grâce à la finesse remarquable de son écriture, Sylvia Plath nous happe dans ce récit d’une plongée progressive dans la « mélasse » de la dépression, tout en nous offrant un aperçu éclairant sur les conditions d’accueil et de traitement des malades psychiatriques à son époque. Au terme de cette traversée éprouvante survient néanmoins l’éclaircie, faisant triompher la force de vivre qui manqua malheureusement à la poétesse, elle qui se donna la mort un mois après la publication de son roman. « Il devrait y avoir, je pensais, un rite pour la “renaissance”, raccommodée, rechappée et bonne pour la route. »
[1]The Bell Jar, titre en version originale.
Avertissement
Le roman « La Cloche de détresse » de Sylvia Plath, publié pour la première fois en 1963, reflète les attitudes et les normes sociales de son époque. Nous reconnaissons que ces éléments peuvent être troublants et nous tenons à souligner que ces points de vue ne représentent pas les valeurs ou les opinions actuelles. Ils doivent être compris dans leur contexte historique.